En 1945, des affiches apparaissent sur les murs des villes et des villages d’Alsace. Leur slogan ? "C’est chic de parler français". À première vue, le ton semble bienveillant, mais le sous-entendu est clair : si parler français est "chic", cela sous-entend que parler alsacien ne l’est pas.
EN BREF
- En Alsace, le français a été imposé comme langue unique après la Seconde Guerre mondiale.
- La politique d'assimilation linguistique a engendré un rejet de l'alsacien, source d'une honte identitaire.
- Actuellement, seulement 5 % des enfants en bas âge parlent alsacien, menant la langue vers une possible extinction.
Rappelons le contexte. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France reprend possession de cette terre annexée par les nazis, qui avaient sévèrement imposé une politique de germanisation. Entre 1940 et 1945, le français y avait été purement et simplement interdit. À la Libération, on aurait pu espérer que Paris renonce aux méthodes harcelantes du régime hitlérien. Malheureusement, les gouvernements successifs optent au contraire pour une assimilation linguistique forte.
Désormais, le français est imposé dans les administrations et l’allemand est écarté des écoles, un fait sans précédent depuis le Moyen Âge, comme le souligne Pierre Klein dans son ouvrage Histoire linguistique de l’Alsace. Les enfants se faisant prendre à parler alsacien sont souvent punis, parfois de manière violente, comme en témoignent les histoires d’instituteurs qui les enferment dans des placards ou les contraignent à mastiquer un morceau de savon.
C’est dans ce cadre que naît notre fameuse affiche, visible dans les tramways, les magasins, les établissements scolaires et les mairies. Julien Fuchs raconte que cette initiative a été conçue par les Eclaireurs de France, un mouvement scout laïque. L’idée sous-jacente ? Généraliser l’usage du français serait la clé pour permettre à l’Alsace de sortir d’un certain isolement culturel, considéré comme un handicap. Un groupe de Colmar écrit même à la préfecture du Haut-Rhin, affirmant que "lorsque tous les enfants sauront discuter en français, bien des problèmes dits 'particuliers à l’Alsace' se résoudront".
La langue historique de cette région, ayant joué un rôle crucial dans l’invention de l’imprimerie et l’essor de l’Humanisme, est ainsi dénigrée. Alfred Biderman, agrégé de lettres et secrétaire général de l’Association européenne des Enseignants, souligne que "l’alsacien n’est qu’un parler d’usage domestique", excluant toute forme d’excellence intellectuelle ou artistique. Pire encore, certains avancent que son emploi pourrait révéler une nostalgie pour le régime nazi, ignorants des réalités historiques où nombre d’Alsaciens ont été contraints de collaborer ou ont résisté.
Au-delà de ces discours, une véritable idéologie s’est instaurée, alimentée par l’après-guerre, où un lien est établi entre la langue et le patriotisme. Dominique Huck, dans Une histoire des langues de l’Alsace, résume cette situation :
“Après la guerre, il est implicitement demandé à la population des gages de patriotisme.”
Cette opposition binaire entre français et alsacien, où le premier est associé à la modernité et le second à Hitler, entraîne des conséquences désastreuses. En stigmatisant leur propre langue et accent, de nombreux Alsaciens vivent un processus de "honte de soi", où se mêlent culpabilité et perte d’identité. Shockingly, certains parents incitent même leurs enfants à haïr tout ce qui est allemand, mettant à mal leurs relations avec leurs grands-parents. En 1973, un inspecteur de l’Éducation nationale ira jusqu’à affirmer que parler alsacien équivaut à "retourner à l’homme des cavernes".
Cette pente de francisation n'est pas nouvelle dans l’histoire de l’Alsace. Sous la Terreur, en 1794, l’alsacien avait déjà été accusé de favoriser l’intelligence avec l’ennemi. À cette époque, des efforts d’assimilation linguistique avaient été envisagés sans grand succès, mais la thèse du lien entre langue et sentiment national commençait à prospérer. En 1918, dans l’Alsace-Moselle reconquise, le français devient la langue de l’administration, avec des effets paradoxaux, certains locuteurs se détournant alors vers les mouvements autonomistes.
De nombreux Alsaciens, inquiets pour l’avenir de leur culture, ont vu ces politiques de manière plus radicale après 1945. Selon les statistiques, bien que 40 % des habitants parlent encore alsacien, cette langue est ignorée par 95 % des enfants en bas âge. En d’autres termes, si aucune action n'est entreprise, cette langue millénaire pourrait bientôt disparaître.