Dans un monde éprouvé par des conflits incessants et une intensification des échanges sur le plan économique, le repli sur soi s'affiche comme une réponse séduisante. Faces aux avancées du vote radical ainsi qu'à la déferlante de la désinformation, les démocraties libérales fléchissent. Ce moment critique appelle à écouter les voix des architectes d'un sursaut, qu'ils soient scientifiques, militaires, experts en technologie, intellectuels ou entrepreneurs. Ce mois-ci, L'Express consacre un numéro spécial aux "Visionnaires".
EN BREF
- Les avancées technologiques fragilisent les démocraties libérales face à la désinformation.
- La fusion entre numérique et biologique ouvre de nouveaux horizons, mais soulève des questions éthiques.
- La prospective et l'anticipation sont cruciales pour naviguer dans ces évolutions technologiques.
La montée fulgurante de la puissance informatique marque le début d'une ère radicalement nouvelle pour l'humanité. La désinformation massive, les êtres augmentés, l'intelligence artificielle (IA) ainsi que les manipulations biologiques sont autant d'éléments qui transforment notre quotidien. Jean-Marc Rickli, directeur des risques globaux et émergents au Centre de Politique de sécurité de Genève (GCSP), nous éclaire sur ces enjeux.
L'Express : Est-il exagéré d’affirmer que nous vivons une période de ruptures technologiques inédite dans l’histoire humaine ?
Jean-Marc Rickli : Non, ce constat est juste. Nous assistons à un accélérateur de transformations sociales. Les quadragénaires d’aujourd’hui ont connu l’avènement de l'informatique, d'Internet et des smartphones, et nous voilà désormais au seuil de l’intelligence artificielle et des objets connectés. L'évolution est exponentielle, contrastant avec le lent progrès qui marqua les époques précédentes.
Nous vivons dans un nouvel espace numérique qui fusionne de plus en plus avec le monde physique, signifiant ce que certains qualifient de quatrième révolution industrielle. Ce phénomène va au-delà du numérique ; il soulève des questions éthiques profondes, notamment concernant l'avenir de l'humanité avec des êtres augmentés.
Un exemple frappant de cette évolution est le partenariat récemment établi entre Apple et Synchron, une entreprise développant des interfaces cerveau-machine. Ces dispositifs permettront à des patients atteints de handicaps moteurs de contrôler des appareils Apple par la pensée. À l'avenir, ces implants pourraient devenir accessibles à un plus grand nombre, générant des données neuronales et permettant une surveillance accrue des utilisateurs.
Ce phénomène de fusion homme-machine engendre des réflexions cruciales sur la nature de l'humanité et le libre arbitre. Que signifie vraiment être humain dans un monde où les actions deviennent indissociables des machines ? Voilà une question qui, il y a quelques années, relevait du domaine de la science-fiction, mais qui devient peu à peu une réalité tangible.
Toute cette dynamique est facilitée par des algorithmes dont les capacités de calcul ne cessent d'augmenter, donnant naissance à des intelligences artificielles génératives. Cependant, cette avancée technologique soulève également des enjeux de coûteux équipements informatiques nécessaires à ces technologies, ainsi qu'un quasi-monopole exercé principalement par certaines entreprises américaines et chinoises.
À mesure que les machines apprennent sous supervision humaine, elles deviennent plus autonomes, exemplifiées par des opérations chirurgicales réalisées quasi sans intervention humaine.
D'un autre côté, ces progrès soulèvent des préoccupations. L'existence d'un contrôle autoritaire n'est plus une idée inhérente à de simples récits dystopiques. Actuellement, l'Internet des objets permet aux entreprises d'accumuler des données personnelles générées par des dispositifs connectés. Peut-on vraiment envisager un avenir où nos gestes quotidiens, nos émotions et même notre santé sont monitorés par des entités en quête de profits, à l'instar de Cambridge Analytica, qui avait révélé la puissance des "likes" sur les réseaux sociaux ?
Des pays comme la Chine exploitent déjà ces technologies pour instaurer un système de crédit social, où chaque acte en ligne d'un citoyen pèse dans son accès aux services. Cela montre que ces outils ne servent pas uniquement à surveiller les masses, mais également à les manipuler. Des campagnes de désinformation, rendues possibles grâce à l'intelligence artificielle, peuvent être lancées à grande échelle, rendant les informations traditionnelles obsolètes.
Enfin, avec l'émergence des techniques d'édition génomique comme CRISPR, nous sommes confrontés à des risques de transformations sécuritaires inédits. Si les algorithmes peuvent identifier ou même synthétiser des pathogènes inconnus, la responsabilité des chercheurs et des entreprises devient cruciale pour créer des garde-fous.
Anticiper ces évolutions n'est pas une mince affaire. Cela passe par la prospective, qui consiste à envisager des scénarios plausibles pouvant se réaliser dans le futur. Par exemple, la possibilité d'une technologie de deepfake a été imaginée dès 2014. Aujourd'hui, ce type d'innovation souligne l'importance d'une élite intellectuelle polymathe, capable de tisser des liens entre diverses disciplines pour mieux préparer nos sociétés à ces révolutions qui redéfinissent notre manière d'être.
Jean-Marc Rickli, qui se consacre à étudier les impacts géopolitiques des technologies émergentes, est l'un des penseurs qui éclairent ces problématiques. Il est l'auteur du livre Surrogate Warfare. The Transformation of War in the Twenty-first Century, publié en 2019, où il analyse comment la guerre se transforme à l'ère numérique.
Ces réflexions sur les frontières technologiques et éthiques engendrées par l'intelligence artificielle invitent à une vigilance accrue. En nous préparant dès aujourd'hui, il est possible de gérer ces révolutions qui façonnent notre avenir.