Home ActusNews Mikhaïl Chichkine : "Russe, je ne serai jamais le serf des criminels du Kremlin

Mikhaïl Chichkine : "Russe, je ne serai jamais le serf des criminels du Kremlin

by Matthieu Dourtou
Liberté retrouvée : Refus de l'ombre du Kremlin

Romancier reconnu, Mikhaïl Chichkine, lauréat de prestigieux prix littéraires russes tels que le prix Booker russe et le prix Bolchaïa Kniga, a rigoureusement dénoncé l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Cette prise de position l’a contraint à l’exil, qu’il a trouvé en Suisse. Le gouvernement de Vladimir Poutine l’a classé parmi les "agents de l’étranger", une distinction qu’il considère comme un honneur. Chichkine publie aujourd'hui en français Le bateau en marbre blanc (Éditions Noir sur Blanc), un recueil de textes rendant hommage aux figures emblématiques de la littérature et de la musique russes, de l’écrivain Ivan Gontcharov au compositeur Dmitri Chostakovitch.

EN BREF

  • Mikhaïl Chichkine s’oppose à l'utilisation de la culture russe pour justifier la guerre en Ukraine.
  • Les écrivains russes, selon lui, n'ont pas à être tenus responsables des actions du régime actuel.
  • Le prix littéraire Dar vise à défendre la culture russophone hors du contexte politique russe.

Dans un entretien accordé à L’Express, Chichkine insiste sur la nécessité de dissocier la culture russe des actes répréhensibles du régime de Poutine. Il condamne les accusations portées à l’encontre d’auteurs tels que Dostoïevski et Pouchkine concernant les crimes de guerre en Ukraine, tout en soulignant l’aveuglement d'une partie de la population russe, souvent perçue comme "des serfs" aux yeux du Kremlin. En décrivant le climat actuel, il évoque une controverse sur le prix Dar, qu’il a créé, et émet une prédiction : le régime de Poutine finira comme tous ses prédécesseurs russes : "dans le chaos".

Lors de l’entretien, Chichkine développe une question qui taraude : que valent des géants de la littérature comme Tolstoï, Dostoïevski ou Tchekhov si, malgré leur talent, ils n’ont pu empêcher les dérives totalitaires au cours de l’histoire ? Ce questionnement, qui le hante depuis des années, est intensifié par la guerre en Ukraine. "Est-ce que cette barbarie découle des livres que j’ai lus ? Ou est-ce que ces auteurs ont tenté de protéger la culture russe contre la barbarie ?" Il ajoute : "C'est un combat sans fin, mais nous continuerons à nous défendre avec force."

Il explique que la majorité des Russes soutiennent la guerre, non pas grâce à leur connaissance de la grande littérature, mais en raison d’une culture véritable qui a toujours été oppressée par des régimes autoritaires. La population a été abreuvée de propagande. Chichkine pointe un des paradoxes de la situation : nul enseignant n’oserait afficher la citation de Tolstoï, "Le patriotisme est l’esclavage", en classe.

Les autorités russes semblent estimer avoir le monopole sur tout, y compris sur la langue. Pour Chichkine, parler russe ne signifie pas être le serf du régime. "Je suis russe, mais je ne suis pas leur serf", martèle-t-il, affirmant que l’État souhaite des individus obéissants plutôt que des penseurs critiques. La seule solution à cette condition servile réside dans l’éducation et l’éveil culturel.

Il évoque également l’attaque cynique contre les statues de Pouchkine, illustrant l’augmentation des sentiments anti-russes en Ukraine. Il comprend la colère qui en découle au fil des jours de conflit. Pour lui, "la guerre de Poutine a imposé sa langue aux crimes de guerre et, naturellement, l’Empire russe a utilisé le nom de Pouchkine comme symbole de puissance coloniale".

Il se penche également sur le rejet d'œuvres de Dostoïevski, accusé d'incarner un messianisme russe qui alimente la propagande actuelle. Chichkine répond, "la tragédie de Boutcha ne découle pas des mots de Dostoïevski, mais du désir de pouvoir de Poutine". Leurs idéologies ne sont pas en cause dans les atrocités actuelles : "Un simple auteur ne peut pas endosser les comportements d’un régime tyrannique."

Chichkine souligne l’urgence de transformer la conscience collective, de dépasser la conscience tribale en faveur de l’individualité, à travers l’éducation et la culture. La lutte pour une culture libre est, selon lui, la voie pour arriver à une société émancipée.

Tout en reconnaissant les complexités de la situation actuelle, Chichkine réaffirme sa responsabilité : celle de préserver la dignité de la culture russophone, même dans le cadre d’un conflit qui creuse un fossé entre les peuples. "Tôt ou tard, il nous faudra construire un pont pour surmonter ces divisions", conclut-il. Cette construction incombera inévitablement à des figures de la culture, des artistes, des écrivains. Actuellement, c'est en préservant cette dignité que se dessine l'espoir d'un avenir meilleur.

Le livre Le bateau en marbre blanc, de Mikhaïl Chichkine, traduit par Maud Mabillard et Odile Demange, est publié aux Éditions Noir sur Blanc.

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